Logo CeCaB

Résumé des communications du colloque
"Fortifications savantes, fortifications de savants"

Sous la direction de Jean Mesqui et Hervé Mouillebouche

8e colloque international de Bellecroix, 15 au 17 octobre 2021

Programme du huitième colloque international de Bellecroix « Fortifications savantes, fortifications de savants »
Photos du colloque
Textes des résumés en format pdf.

vendredi 15 octobre

  • Nicolas Prouteau -Théories et pratiques sur les chantiers de forteresses.
  • Denis Hayot - Les châteaux « géométriques » dans l’Europe du xiiie siècle : abstraction ou pragmatisme.
  • Jean Mesqui - Présentation critique des études de Castel del Monte.
  • Marta Fernandez Siria - Le château de Bellver à Majorque. Construction, décor et fonction au Moyen Âge.
  • Dominique Dieltiens - Clansayes : une tour romano-gothique au xvie siècle.

Samedi 16 octobre

  • Christian Corvisier - Commequiers, château octogonal géométrique bâti à neuf à la fin du xve siècle, un château mort-né ?
  • Krista de Jonge - Châteaux de rêve ? Réflexions sur la « renaissance » du donjon dans le duché du Brabant (xive-xviie siècles) et la genèse du pavillon de chasse moderne.
  • Alain Kersuzan - Du Nord-Viennois au Pays de Galles. Les châteaux-palais du maître savoyard Jacques de Saint-Georges.
  • Jocelyn Martineau, Marion Seurre - Le château octogonal de Lassay : citadelle, prison ou poste frontière ?
  • Alain Salamagne - Michel de Chaugy et le palais Rihour.
  • Merlijn Hurx - La Tour bleue de Charles le Téméraire à Gorinchem.
  • Hervé Mouillebouche - Les maîtres maçons et les experts sur les chantiers des ducs de Bourgogne.
  • Nicolas Faucherre, Justine Arnaud - La forteresse de Salses avant 1503.
  • Paul Barnoud - Le château de Maulne : une architecture savante ?

Dimanche 17 octobre

 

Photos : Sylvette Guyonnot

VENDREDI 15 OCTOBRE

Christian RemyChristian Rémy (Docteur en histoire médiévale)

Introduction

Nicolas ProuteauNicolas Prouteau (MCf Archéologie médiévale, Univ. Poitiers, CESCM)

Théorie et pratiques sur les chantiers de forteresses

   Les recherches menées dans le domaine des sciences médiévales ont souvent tenté de rétablir l’influence du savoir scolastique dans l’évolution des techniques médiévales. Pourtant, Guy Beaujouan concluait dans un article sur les rapports entre théorie et pratique ayant fait date, que les innovations scientifiques et techniques au Moyen Âge s’effectuaient bien souvent en marge de l’institution universitaire. Bertrand Gille, lui, se plaisait à aborder les ingénieurs comme des passeurs faisant le lien à la fois entre science, art et technique. 
   Concernant les chantiers médiévaux, de nombreuses confusions ont éclos au sujet de l’interprétation des acteurs des chantiers, de leur formation ou de leur rôle effectif. À une période où la matière documentaire est très lacunaire, peut-on réellement distinguer ceux qui conçoivent et dessinent de ceux qui construisent ?
   Comment la géométrie pratique se diffuse sur les chantiers de construction de forteresses ? Est-elle toujours entre les mains des bâtisseurs ? Enfin, l’utilisation systématique du terme « innovation » ne risque-t-il pas de nous guider dans les ornières de l’anachronisme dès qu’on pense trouver des éléments « nouveaux » ou « savants » dans la création architecturale ? On tentera d’apporter, à l’appui de nombreux exemples, des éléments de réponse en rappelant la formation des maîtres d’œuvres et des ingénieurs du xie au xiiie siècle et la diffusion de leurs savoirs, en étudiant le rôle d’autres passeurs évoluant entre scriptorium et chantier pour enfin dresser quelques perspectives sur la géométrie pratique et la circulation des techniques.

Denis HayotDenis Hayot (Docteur en histoire de l'art, centre André Chastel)

Les châteaux « géométriques » dans l’Europe du xiiie siècle : abstraction ou pragmatisme

Entre le milieu du xiie et le début xiiie siècle, les schémas « organiques » qui régissent la fortification des siècles précédents sont progressivement remplacés par le modèle du château « géométrique », c’est-à-dire composé principalement d’une enceinte établie selon un plan géométrique régulier. L’idéal du plan carré est ainsi appliqué dans d’innombrables édifices – à commencer par le Louvre à Paris – mais toutes les formes géométriques ont pu être exploitées, depuis le triangle au château de Poitiers jusqu’au dodécagone à La Royère dans le Hainaut, en passant par le losange à Rhuddlan au Pays de Galles, ou encore la forme très prisée de l’octogone, employée à de multiples reprises bien au-delà du seul Castel del Monte. Tout cela sans même parler de l’extraordinaire château de Bellver à Majorque, dont le plan circulaire, s’il évoque celui des châteaux organiques des siècles précédents, n’a plus rien à voir avec eux dans l’idée comme dans l’expression.
Pourtant, au-delà de quelques édifices emblématiques où les recherches géométriques sont évidemment au cœur du projet architectural, on peut s’interroger sur la dimension pragmatique qui imprègne presque tous les édifices, jusqu’aux plus savants en apparence. Car après tout, l’idéal du plan géométrique carré était aussi le plus simple à concevoir et le plus facilement logeable, tandis que même dans des édifices majeurs, la perfection géométrique n’est bien souvent qu’apparente, preuve que la régularité la plus stricte n’était pas toujours au cœur des préoccupations des constructeurs. Presque partout enfin, il faut compter avec la part du substrat ancien, qui a déterminé le plan de bien des édifices polygonaux assujettis à l’assiette préexistante. Bref, entre adaptation aux contraintes, besoins fonctionnels, abstraction géométrique et pur pragmatisme, de multiples considérations s’entre-croisent dans la conception des monuments, qu’il importe de démêler, sans d’ailleurs négliger non plus une dimension symbolique propre à l’architecture médiévale, mais dont l’expression ne doit pas néces-sairement se chercher à travers une perfection géométrique bien rarement atteinte.

Jean MesquiJean Mesqui (Docteur es lettres, UMR 6223 CESCM Poitiers)

Présentation critique des études de Castel del Monte

Le château de Castel Monte, construit à partir de 1240 et sans doute jamais achevé par l’empereur Frédéric II, est probablement l’un des objets fortifiés médiévaux les plus commentés et publiés depuis trois siècles. Il le doit essentiellement à son plan qui paraît à première vue rigoureusement géométrique et régulier, dominé par l’usage multiple de l’octogone, qui a induit à l’intérieur un schéma organisationnel sortant de l’ordinaire. Il le doit aussi à sa situation isolée, au sommet d’une colline qui domine de loin la ville côtière d’Andria où sont enterrées deux des épouses de l’empereur. Les commentateurs et exégètes de ce monument insigne ont à peu près tout imaginé pour en expliquer l’origine et la conception ; la plupart s’y sont essayés avec brio, mais en négligeant la réalité du monument lui-même.
Observatoire solaire, antre d’alchimiste, œuvre ésotérique, plus récemment gigantesque maison d’étuves ducales, les rythmes de son architecture sont-ils d’ordre astronomique, philosophique, musical ? Que voulait, en définitive, cet empereur déconcertant ? Il a réussi, en tout cas, un pari insigne : faire d’un monument qu’il n’habita sans doute jamais une boîte hermétique dont chacun s’ingénie, sans doute en vain, à trouver la clef.

Marta Fernández SiriaMarta Fernández Siria (doctorante en histoire de l’art, Université des Îles Baléares)

Le château de Bellver à Majorque. Construction, décor et fonction au Moyen Âge

Le château de Bellver est un des témoignages conservés du programme constructif conçu par les rois de Majorque au début du xive siècle sur le territoire insulaire du royaume de Majorque (1276-1343). Il s’agit d’une résidence royale construite ex novo par Jacques II de Majorque, le premier roi de la dynastie majorquine. Le château est situé dans un terrain élevé près de la vieille ville et sa construction se distingue notamment par son plan parfaitement circulaire. Les recherches ont rapporté surtout des hypothèses sur l’origine de sa structure car c’est un projet unique dans le cadre des châteaux médiévaux des monarchies européennes. Grâce aux sources historiques et à la conservation des éléments médiévaux du château, il est possible de connaître des donnés sur sa construction, son décor et son fonction au bas Moyen Âge. La disposition des chambres, l’étude de leurs éléments constructifs et décoratifs et l’interprétation fonctionnelle des pièces à l’époque médiévale sont les points clé de cette communication qui veut mettre à jour l’étude du château et ses points communs avec des formules connues dans l’architecture royale majorquine.
Pour comprendre le sens du château de Bellver, il faut replacer sa construction dans le projet constructif que Jacques II de Majorque avait déjà commencé dans la capitale roussillonnaise du royaume à la fin du xiiie siècle avec le château royal de Perpignan. Après une période d’instabilité politique où le roi avait perdu et regagné les îles, la décision de Jacques II de Majorque fut de construire son royaume insulaire en pierre à travers la construction et la restauration des châteaux et palais royaux. C’était une décision pratique ainsi que symbolique car elle montre les nécessités fonction-nelles et représentatives d’un nouveau royaume qui voulait mettre en évidence sa légitimité, son pouvoir et sa présence publique.

Dominique DieltiensDominique Dieltiens (Docteur en histoire de l’art)

Clansayes : une tour romano-gothique au xvie siècle

La tour de Clansayes : un drôle de mâchicoulis…
Située dans un petit village de la Drôme, la tour maîtresse carrée de Clansayes porte au deux tiers de sa hauteur un remarquable mâchicoulis octogonal sur arcs porté par de robustes contreforts médians. Ce mâchicoulis, apparemment unique, œuvre d'un architecte anonyme, mérite de s’y arrêter.
D'autres particularités retiennent également l'attention. Daté par paresse du xiie siècle, le monument, inconnu des archives, est plus complexe qu’il n’y parait. L’histoire de la région, une étude attentive des maçonneries et la comparaison avec des monuments voisins permettent de lever le voile sur l'évolution du bâtiment du milieu du xiiie siècle aux guerres de Religion du xvie siècle.

SAMEDI 16 OCTOBRE MATIN

Christian CorvisierChristian Corvisier (historien de l'architecture)

Commequiers, château octogonal géométrique bâti à neuf à la fin du xve siècle, un château mort-né ?

   La topographie du château de Commequiers est héritée de son  premier état historique, celle d'un château « à motte et basse-cour », siège d’une seigneurie importante, châtellenie et baronnie, dont les premiers titulaires connus remontent au xie siècle. De ce château primitif, ne restent que les infrastructures en terre cernées de fossés en partie inondés, définissant clairement un plan-type assez classique formé d'une large motte subcirculaire, de faible élévation, emboîtée en tenaille dans une ample basse-cour de plan en croissant.
   Non sans un certain effet de contraste, la motte porte les ruines monumentales d’un édifice maçonné beaucoup plus tardif, de plan octogonal centré à cour intérieure, d’une géométrie assez régulière bien qu’imparfaite, flanqué d’une mince tour - ou tourelle - circulaire à chaque angle. Il est usuel aujourd’hui de réserver à cet édifice l’appellation de château de Commequiers, en abandonnant celle de donjon, par laquelle il était désigné - en relai d'une tradition plus ancienne - par les différents auteurs du xixe s.
   L'examen du bâti architectural confirme la parfaite unité et homogénéité de la construction, sans conservation ni remploi d'éléments monumentaux antérieurs. Louis de Beaumont (c. 1410-1475), seigneur de Commequiers et de la Foret-sur-Sèvre, semblait le maître d’ouvrage idéal de cette création architecturale, du fait de sa destinée remarquable de chevalier sorti du rang, gratifié de divers offices, bénéfices et titres. Cependant, la typologie des canonnières « à la française » dont sont pourvues les huit tours du donjon de Commequiers invite à réattribuer l'œuvre à Thibault de Beaumont (c. 1448-1510), dont la carrière, pourtant honorable, a moins retenu l’attention des historiens que celle son père.
    L'édifice octogonal bâti sur la motte de Commequiers en faisant table rase du donjon antérieur se caractérise par un plan symétrique imposant une organisation systématique, peu hiérarchisée, des locaux autour de la cour centrale, sacrifiant manifestement certains poncifs des demeures seigneuriales du temps à la géométrie d'un « dessein » savant et théorique. De fait, cet édifice sans doute conçu dans une intention démonstrative après que Thibault ait été promu par Charles VIII lieutenant général de son armée aux marches de Bretagne (1488), ne fut jamais la résidence principale de son maître d’ouvrage, seigneur du Plessis-Macé et de La Forêt.

Krista de JongeKrista de Jonge (Professeur d’histoire de l’architecture, KU Leuven)
Sanne Maekelberg (docteur en histoire de l'art, UMR 6566 LAHM)

Châteaux de rêve ? Réflexions sur la « renaissance » du donjon dans le duché du Brabant (xive-xviie siècles) et la genèse du pavillon de chasse moderne

Conférence publiée dans
"Matters of Representation: On the Revival of the Early Mediaeval Keep in Brabant during the Early Modern Period", dans Konrad Ottenheym (éd.), Romanesque Renaissance. Carolingian, Byzantine and Romanesque Buildings (800–1200) as a Source for New All’Antica Architecture in Early Modern Europe (1400–1700), Leiden: Brill, 2021 (NiKI Studies in Netherlandish-Italian Art History, vol. 14), p. 191-216, DOI: https://doi.org/10.1163/9789004446625_010
   Au xive siècle, les exemples du fameux « château philippien » de plan régulier se font rares dans les anciens Pays-Bas, en particulier dans le duché du Brabant – le château de Vilvorde, érigé autour de 1375 par Adam Gheerijs, est l’exception – contrairement aux donjons. Trente ans après la parution de l’ouvrage De donjon in Vlaanderen (Le donjon en Flandre) par Frans Doperé et William Ubregts, il convient cependant de s’interroger sur l’interprétation de ces demeures en forme de tour « fortifiée » lesquelles, en réalité, ne pourraient résister à un siège, même avant l’arrivée de l’artillerie. Bon nombre d’entre elles semblent avoir été accompagnées d’emblée d’un logis développé en sens horizontal, volontairement ignoré par les savants en quête de « donjon », et paraissent, en effet, avoir été datées trop tôt. Il faut donc revoir les idées reçues au niveau typologique, en tenant compte du contexte. La noblesse ancienne du Brabant est en effet en état de crise au xve siècle, à cause de l’arrivée des ducs de Bourgogne et de leurs favoris, souvent d’origine artésienne ou picarde, comme les Croÿ.
   À cela s’ajoute la destruction systématique des châteaux par les villes rebelles sous Maximilien Ier d’Autriche, le premier Habsbourg à porter le titre de duc de Brabant (1488-1489). Vers 1500 apparaissent les premiers exemples parfaitement réguliers, reprises volontairement idéalisées du type « roman » d’origine : des tours entièrement symétriques, à volume central carré ou rectangulaire couvert d’un toit en pavillon et cantonné de tours d’angle circulaires, puis carrées, et entièrement dépourvues d’ouvrages défensifs efficaces. Ainsi le petit château de rêve des contes chevaleresques se transforme en architecture savante. Vers 1600 Charles III de Croÿ, duc d’Aerschot (1596-1612), joue un rôle très important dans l’adoption plus générale du pavillon de chasse modèle en dehors du Brabant. Propriétaire de résidences d’origine « bourguignonne » à Beaumont (1457) et à Comines, qu’il fait restaurer par l’architecte et ingénieur militaire Pierre Le Poivre, il récupère l’architecture du passé pour consolider sa position à la cour archiducale de Bruxelles.

Alain KersuzanAlain Kersuzan (docteur en histoire, UMR 5648 CIHAM, université Lyon 2)

Du Nord-Viennois au Pays de Galles. Les châteaux-palais du maître savoyard Jacques de Saint-Georges

   Le 25 juin 1273, en revenant de la neuvième croisade, Edouard 1er, le tout nouveau roi d’Angleterre, faisait étape au château de Saint-Georges-d’Espéranche (Isère) afin d’y recevoir l’hommage du comte Philippe de Savoie pour les villes et les cols des Alpes que les Savoyards tenaient en fiefs de reprise des rois d’Angleterre depuis 1246.
    À cette époque, le château dont la construction avait débuté en 1268 n’était pas terminé, mais une grande partie était habitable et trois de ses quatre tours octogonales étaient achevées. Un document témoignant des travaux en 1270, le définit comme « palacium », terme qui n’avait alors jamais été utilisé pour les autres châteaux savoyards. Édouard d’Angleterre et ses proches furent certainement séduits par l’originalité et le confort de l’édifice, car quatre ans après sa visite à Saint-Georges-d’Espéranche, le roi fit venir en Angleterre l’architecte du château pour qu’il organise et mette en œuvre un vaste programme de constructions castrales dans le nord du Pays de Galles qu’il venait de conquérir. Ce maître architecte connu sous le nom de Jacques de Saint-Georges dans les textes anglais avait déjà conçu plusieurs châteaux pour les comtes de Savoie.
   Tous se caractérisaient par des éléments architectoniques identiques et un plan quadrangulaire ayant des tours cylindriques à chaque angle. Cela contrastait avec les tours octogonales de Saint-Georges-d’Espéranche qui induisent un projet aux fins cérémoniales et une expression symbolique de noblesse pour le palais d’été du comte de Savoie.
Il est remarquable que dans les Galles du Nord comme en Savoie, Jacques de Saint-Georges a réalisé un groupe unifié de châteaux dans lesquels les tours cylindriques étaient la règle tandis les polygonales furent réservées au seul château de Caernarvon. À l’instar de Saint-Georges-d’Espéranche, Caernarvon fut conçu comme un palais, celui de la principauté anglaise de Galles, siège officiel du gouvernement princier. La construction des deux édifices s’est donc inscrite dans une optique similaire.
    La destruction presque entière du château de Saint-Georges à la Révolution nous prive d’un témoignage qui aurait pu être décisif dans la comparaison des deux palais. Néanmoins par les fragments qui demeurent, nous pouvons quand même entrevoir les vestiges d’un premier ouvrage de l’architecte dont l’accomplissement plus tard dans les Galles du Nord lui a fait gagner une éternelle renommée.

Jocelyn Martineau, Marion SeurreJocelyn Martineau (conservateur du patrimoine, DRAC pays de la Loire, CESCM Poitiers)
Marion Seurre (conservatrice du patrimoine, Inventaire Région des Pays de la Loire)

Le château octogonal de Lassay : citadelle, prison ou poste frontière ?

   L'étude du bourg et du château de Lassay-les-Châteaux (53) a permis de croiser différentes approches tant historiques, architecturales qu'archéologiques dans un même but de connaissance d'une des fortifications médiévales les plus emblématiques de la région des Pays de la Loire. L'acquisition numérique, les plans architecturaux, le relevé topographique, la prospection géophysique, les datations dendrochronologique, l'étude documentaire et la surveillance de travaux de restauration ont plus particulièrement été mis à profit entre 2018 et 2021 pour interroger la chronologie, le programme défensif et le chantier de construction du château des années 1457-1460.
    Les derniers résultats de l'année 2020 nuancent aujourd'hui la vision d'une architecture savante de la seconde moitié du xve siècle. Son étude montre au contraire une conception d'ensemble qui, sans être totalement dépassée, semble avoir eu du mal à s'inscrire dans le contexte particulièrement innovant de l'époque. Les huit tours mixtes notamment, offrent la vision d'un château fortement ancré dans des traditions architecturales antérieures aux années 1450. Les tours commandent certes autant la vallée que les courtines, mais elles offrent dans le même temps une trop grande hauteur pour résister aux tirs d'une artillerie de siège qui, dans les années 1450/1460, affiche des performances imposant une surépaisseur et un abaissement notable des fortifications, innovations architecturales bien présentent dans l'architecture militaire du temps de Charles VII.
 
   Bien que le plan en fer à cheval ait été employé pour six tours sur huit, ses performances de flanquement et ses capacités de résistance aux tirs de brèche n'ont pas été bien employées, le mur opposé au front d'attaque n'ayant pas d'épaisseur significative. En outre, les canonnières ne sont pas réparties de manière régulière autour de l'enceinte polygonale. L'analyse du plan de feu ou des périmètres de tir du château vu en plans cumulés au niveau du sous-sol et du rez-de-chaussée, montre au contraire des lacunes, ou des malfaçons qui semblent indiquer que les maçons n'ont pas toujours bien compris ce qu'ils construisaient. À moins que les militaires n'aient cherché à concentrer leurs feux que sur deux points stratégiques plus précis : la digue, sa chaussée et la vallée du Lassay au sud, et la route de Domfront et du duché de Normandie au nord. La déclivité du terrain aux abords de l'étang est en effet couverte par un ensemble de canonnières disposées en éventail sur deux niveaux. Le boulevard construit quelques années plus tard au nord, est venu couvrir quant à lui la route de la Normandie à la sortie de la ville. La base des tours abrite des casemates de mêmes dimensions prévues pour recevoir des armes semi-lourdes. Le boulevard quant à lui, légèrement plus tardif, était défendu par deux types de canons plus légers et sans doute plus récents. Un fauconneau sur chevalet ou sur roues armait l'ouverture de tir quadrangulaire disposée à la base de la canonnière, tandis qu'une couleuvrine à main ou une hacquebute à croc était utilisée en partie haute, dans une fenêtre de tir circulaire de plus petites dimensions disposée en travers de la rayère centrale. Le boulevard offre en cela une défense nettement plus performante que l'enceinte polygonale.
 

SAMEDI 16 OCTOBRE APRES MIDI

Alain SalamagneAlain Salamagne (professeur d'histoire et d'archéologie médiévale, université de Tours UMR 6579 CESR)

Michel de Chaugy et le palais Rihour.

   Projet conçu dès 1452 sous Philippe le Bon, duc de Bourgogne, le palais Rihour à Lille fut une des réalisation les plus importantes de la seconde de moitié du xve siècle dans les anciens Pays-Bas bourguignons. Comme pour bien d'autres châteaux royaux ou princiers le chantier s’éternisa dans le temps et ne fut pas achevé avant la fin de la décennie 1470. Pour autant sa conception est bien contemporaine des années 1452. La maîtrise d’ouvrage fut complexe en raison des différents intervenants dans la prise de décision. Elle associa à la fois le duc, le pouvoir administratif ducal par le biais de la chambre des comptes (représentée par les officiers ducaux) et la ville de Lille par le biais de deux membres du Magistrat.
   Un dernier intervenant, conseiller et proche du duc, Michel de Chaugy, joua manifestement un rôle essentiel dans les choix opérés. Cette maîtrise d’ouvrage particulière entraîna de nombreuses discussions ou conflits entre les membres de la chambre des comptes, les représentants de la ville, et Michel de Chaugy, en particulier sur la nature et la mise en œuvre des matériaux et la distribution des espaces (emplacement de certaines pièces, des escaliers…). Le projet architectural, s’il avait été fixé dans ses grandes lignes, subit ainsi de nombreuses modifications en cours de réalisation. L’histoire de ce chantier exemplaire permet de s’interroger en final sur les rôles respectifs du commanditaire, le duc, du ou des maîtres d’ouvrage et des architectes dans la conception d’une architecture princière.

Merlijn HurxMerlijn Hurx (Assistant Professor, Architectural History, Utrecht University)

La tour bleue du Téméraire à Gorinchem

   Lors des somptueuses festivités célébrant pendant plusieurs jours le mariage de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York en 1468, l’une des pièces maîtresses des entremets des banquets était une maquette de 12 m de haut de la Blauwe Toren (Tour bleue) de Gorinchem. Charles s'était lancé dans cet extraordinaire projet de construction pendant son absence forcée de la cour bourguignonne en 1462, alors qu’il était encore comte de Charolais. Il s’agissait d'une tour ronde autoportante d’environ 35 m de diamètre, entourée de douves et revêtue d'énormes blocs de calcaire bleu. Malgré son importance, on sait très peu de choses sur la conception du château, car l'édifice a été malheureusement démoli à la fin du xvie siècle, laissant ainsi très peu de traces. Cependant, de nouveaux documents d'archives ont permis de reconstituer la distribution intérieure du bâtiment, modifiant ainsi considérablement la compréhension de sa conception.
   Je soutiendrai que le château n'était pas seulement un donjon exceptionnellement grand, mais plutôt un splendide palais qui pouvait se mesurer aux résidences bourguignonnes de Bruges, Bruxelles et Lille. Les dimensions de la tour, la cour ouverte et le fait que les pièces représentatives étaient toutes au même niveau, montrent que le bâtiment ne correspond pas à la typologie traditionnelle des donjons, mais qu'il ressemble plutôt à des châteaux circulaires exceptionnels comme le Castell de Bellver à Majorque, le Queenborough Castle, et surtout la Round Tower du Windsor Castle en Angleterre. Ce cas montre également qu'au xve siècle, l'architecture est devenue un moyen important pour les princes d’asseoir leur pouvoir et de manifester leurs revendications politiques.
 

Hervé MouilleboucheHervé Mouillebouche (maître de conférences HDR en histoire médiévale, Université de Bourgogne, UMR 6298 ARTEHIS)

Les maîtres maçons et les experts sur les chantiers des ducs de Bourgogne.

   Entre 1350 et 1500, les comptes des châtellenies du duché de Bourgogne donnent de nombreuses information sur les travaux de construction et d’entretien des forteresses ducales. Les maîtres des œuvres de maçonnerie et de charpenterie du duc visitent régulièrement ces chantiers, et certains historiens n’ont pas hésiter à leur conférer un rôle de concepteur, proche de celui d’architecte.
   Mais une étude plus attentive des sources administratives permet de repérer le rôle central de la chambre des comptes, et notamment celui du « visiteur des châteaux ». Enfin, d’autres protagonistes, comme Philippe de Bar-sur-Seine ou Jean Poncelet, semblent n’intervenir que pour produire des dessins : faut-il les considérer comme les concepteurs des forteresses, ou uniquement comme des organisateurs techniques de la construction ?

Nicolas Faucherre, Justine ArnaudNicolas Faucherre (professeur d'archéologie, université d'Aix-Marseille, UMR 7298 LA3M)
Justine Arnaud (Master Histoire de l’art, DSSA Design Espace)

La forteresse de Salses avant 1503

   Barrant un passage obligé sur la frontière de France, le verrou de Salses est construit à partir de  1497 pour les Rois catholiques par un brillant ingénieur militaire et artilleur aragonais, maître Ramiro. Le terrible siège de 1503, puis les remaniements ultérieurs marquent une remise en cause radicale du programme alors en cours, que le croisement des sources du chantier avec le terrain permet de restituer.
    La conception initiale constitue à la fois un creuset d’expériences et un tournant novateur pour la fortification de transition à l’artillerie. Tapi dans un profond fossé dans lequel jaillissent plusieurs sources, le fort est conçu selon deux axes de symétrie presque parfaits. Il offre une composition tripartite imbriquant par commandements successifs retranchés le réduit (casa), la cour et les ouvrages détachés, chaque partie étant traitée de façon autonome pour ses emplacement de combat et sa logistique de survie.
   Les dispositifs de défense montrent que l’ingénieur a bénéficié d’une connaissance approfondie de l’architecture de guerre contemporaine en Europe, dont il réalise une synthèse magistrale, et d’une expertise empirique des techniques de combat (mine explosive, inondation, etc.), acquise entre autres au siège de Grenade (1492). Les superstructures graciles en brique du réduit de Salses et ses communications retranchées en travers du fossé le rattachent aux traditions castillanes (La Motta, Coca). La galerie de contremine générale savamment ventilée ceinturant la base de l’escarpe et desservant les tours, les poternes et les ouvrages détachés le rapproche des expériences française (Dijon) et aragonaise des Pouilles (Ottrante) des deux décennies précédentes. Le parapet curviligne et le principe de séparation des escarpes, plus tard théorisé par Dürer, est à rechercher dans l’école germanique, tandis que toute la réflexion sur la naissance du flanquement et la résistance des matériaux au choc est issue du « Grand Atelier » des Marches italiennes autour de Francesco di Giorgio Martini vers 1480. L’innovation réside essentiellement dans le rôle donné aux ouvrages détachés et à la cavalerie.
   Pourtant, dans les décennies suivantes, l’augmentation massive de la puissance de feu et la mise au point du tracé bastionné vont faire de ce Salses d’avant 1503 une synthèse sans lendemain.

Paul BarnoudPaul Barnoud (architecte en chef des Monuments historique)

Le château de Maulnes : une architecture savante ?

   Du château de Maulnes, les commentateurs ont longtemps retenu son plan exceptionnel en pentagone, mais le château est bien plus que cela : l’analyse de son implantation révèle un ensemble, château, communs, galerie, jardin, alignés, selon un dessin très novateur. De nombreuses références font de toute évidence de cet édifice un château savant. La question principale devient donc de discerner si cet édifice est le fruit de citations disparates ou bien constitue-t-il une œuvre cohérente et originale. Les interprétations par les grands historiens de la période, sont particulièrement divergentes. Pour certains il s’agit d’un chef-d’œuvre pour d’autre d’une œuvre de second rang.
   L’édifice est paradoxal, la diversité des interprétations montre bien que le pari d’une architecture peu décorée dont la qualité principale réside dans les dispositions purement architecturales, est un inépuisable objet de débat. De très grands clients, les commanditaires, ont compris toute la subtilité de l’œuvre. Ce château ne doit pas être jugé à l’aune du décor fleuri de la Renaissance mais à partir des qualités intrinsèques de son architecture. De grandes lignes de débat se fond jour autour de la genèse de l’édifice :
    Sommes-nous devant un donjon médiéval ou une demeure moderne ? Est-ce une architecture italienne ou française ? S’agit-il d’un édifice militaire, ou une demeure vouée aux plaisirs de la villégiature ? Les  différentes constructions ont-t-elles été élevées d’un seul jet, ou bien l’ensemble s’est-il constitué en plusieurs étapes ? Les commanditaires sont-ils les véritables auteurs du projet ou bien un architecte accompli a-t-il proposé une œuvre exceptionnelle ?

DIMANCHE 17 OCTOBRE

Emmanuel de Crouy-ChanelEmmanuel de Crouy-Chanel (Professeur à l’université de Picardie Jules Verne)

Fortifications savantes : fortifications dissymétriques

   L’important dans la fortification est l’efficacité plus que la beauté. Les contraintes d’adaptation au terrain entraînent presque toujours des dissymétries qui peuvent paraître inharmonieuses (presque toujours mais il peut exister des exceptions : quand un nouveau concept s’applique à un terrain sans contrainte). D’où vient donc cette idée que la fortification bastionnée, savante, régulière (dans les règles), serait aussi une fortification symétrique, et belle à raison de cette symétrie ?
   Certes, l’artillerie moderne a pu constituer un de ces éléments extérieurs suffisamment contraignants pour générer une réponse systématique et géométrisée, mais le changement d’échelle qu’elle apporte a aussi fait échapper l'appréhension des formes de la fortification au seul regard de l'observateur et nécessité de nouveaux outils de médiation, à commencer par le plan (et le plan-relief).
    Si la fortification est la rencontre d’un concept et d’un terrain (entre autres contraintes matérielles), alors l'architecture de papier, qui explore le concept sans se soucier des contraintes, et s'exprime naturellement par des plans, peut générer une architecture symétrique et esthétique, séduisante pour les érudits et amateurs en chambre, mais à la mesure de son irréalisme. Fortification de savants, fortification ignorante ?

Vincent OryVincent Ory (docteur en archéologie, UMR 7298 LA3M)

Les fortifications côtières ottomanes au xvie siècle.

   De 1450 à 1550, les sultans ottomans, de Mehmet II à Soliman le Magnifique, étendent leur empire sur trois continents grâce à une gestion centralisée et à une armée de métier permanente, experte dans le maniement de l’artillerie et dans l’art du siège. La période est en effet marquée, partout en Europe, par une rupture technologique liée à la généralisation de la poudre explosive et de l’artillerie inhérente, qui entraine un changement radical des pratiques militaires. Sur mer, au tournant du xvie siècle, l’introduction de l’artillerie embarquée de bronze à boulet métallique, offre au vaisseau la possibilité de faire brèche dans le fort, donnant un nouveau rôle à la marine dans l’attaque. A contrario, l’augmentation de la portée effective de l’artillerie lourde offre également des possibilités nouvelles à la terre, en autorisant le verrouillage de chenaux maritimes jusque-là incontrôlables depuis la côte.
   L’Empire ottoman, dont la puissance militaire est foncièrement continentale, peine à développer sa flotte qui ne parvient à obtenir la maîtrise de la mer qu’entre la victoire de Préveza en 1538 à la défaite de Lépante en 1571. Le sultan est dès lors contraint de fortifier les côtes de son empire, pour garantir la sécurité de sa capitale et de points stratégiques que sa marine n’est pas en mesure d’assurer. Au sortir du Moyen Âge, les architectes et les ingénieurs du sultan construisent des forts spécialement conçus pour surveiller les côtes et battre la mer dont la diversité des plans témoigne d'une expérience architecturale qui semble attester d'une véritable recherche en matière d'efficacité défensive.
   Les formules adoptées dans le monde ottoman constituent des réponses cohérentes, mais diversifiées à la puissance de feu de l’artillerie embarquée, à l’image d’un empire éclaté, sans que l’on puisse affirmer la part d’innovation propre, le rôle d’ingénieurs renégats venus d’ailleurs.
    Cette communication s’attachera, à travers l’exemple de fort à la mer verrouillant les détroits des Dardanelles et du golfe de Corinthe, à analyser comment les paramètres géographiques, hydrographiques et éoliens ont déterminé l’implantation de ces fortifications et comment ces dernières ont été pensées en fonction de leurs missions nautiques. Elles seront ensuite replacées dans la culture technique européenne pour tenter d’en déceler les inspirations, si elles existent.

Frédéric MétinFrédéric Métin (INSPE Bourgogne, UMR 7219 SPHERE)

Forteresses et mathématiques à la fin du xvie siècle.

   La dimension géométrique de l’architecture médiévale est établie, du moins en ce qui concerne les proportions, l’esthétique des bâtiments et l’usage stratégique de la symétrie : n’offrir aucun point faible à l’ennemi, mettre la défense à couvert par l’altitude ou l’épaisseur des murs, flanquer les courtines des édifices, tout cela se traduit en termes de tracés géométriques. Cependant, les ressources manquent pour déterminer les intentions des bâtisseurs au sujet du rôle joué par la géométrie en tant que discipline scientifique. Si les pratiques de construction et de tracé se retrouvent dans de nombreux manuscrits médiévaux et imprimés postérieurs, aucune véritable trace ne semble y subsister de l’aspect hypothético déductif qui caractérise le discours euclidien.
   La donne change au xvie siècle avec la révolution militaire : les principes défensifs sont révisés et les formes s’adaptent aux nouvelles conditions de la guerre de siège et à l’usage des canons. Il faut inventer les nouvelles formes des forteresses, alors que disparaît la sécurité autrefois donnée par l’épaisseur de la pierre ou la hauteur des murs (sans parler de questions financières). Des savants comme de Vinci, des artistes comme Michel Ange se penchent sur le problème de la création des formes adaptées à l’artillerie nouvelle, et l’on constate une géométrisation croissante de cette recherche tout au long du siècle. De grands géomètres comme Tartaglia donnent les premiers grands principes sous la forme de maximes à respecter, et d’autres moins connus comme Cristobal de Rojas en Espagne ou Buonaiuto Lorini en Italie déterminent des tracés guidés par des contraintes explicites.

Jacques MoulinJacques Moulin (Architecte en chef des Monuments historiques)

Des tracés régulateurs aux techniques de tracé.

   Les rapports géométriques observés sur les édifices gothiques ont suscité une véritable mythologie de tracés plus ou moins légitimes ou occultes. Grâce aux outils numériques actuels, l’examen d’une église savante, homogène et exceptionnellement bien conservée du milieu du xiiie siècle – l’église du prieuré Saint-Victor de Bray, à Rully (Oise) – confirme la composition méthodique de son architecture et permet d’avancer l’hypothèse que la géométrie de son dessin répond à une méthode de travail commune à sa conception et à sa réalisation.
   Depuis la table de l’architecte concepteur jusqu’à l’exécution du chantier, il parait donc possible de retrouver un processus de définition des ouvrages qui se traduisait in fine par l’emploi de moyens techniques à la portée de toutes les équipes : une géométrisation simple des volumes et principales formes architec-turales du bâtiment, des dimensionnements unitaires et quelques gabarits figurant sa modénature. Un tel processus pourrait expliquer l’exceptionnelle précision formelle de la grande architecture gothique, sa diffusion étonnement rapide et le peu de dessin d’exécution qui ont été conservés des principaux chantiers du xiiie siècle.

Jean MesquiJean Mesqui (Docteur es lettres, UMR 6223 CESCM Poitiers)

Conclusions